Pour mes cours de luxo à l’INL, j’ai préparé un exposé en 2019 sur la situation linguistique en Moselle [lb]. Comme le sujet m’avait bien plu, j’essaie de vous en faire une petite synthèse ici.
Avertissement: je ne suis pas linguiste, ni un spécialiste de la question, j’ai fait quelques recherches sur le Web sur le sujet, mais je trouve ce sujet vraiment passionnant. Je m’excuse par avance pour les références qui ne sont pas hyper précises, je n’ai pas retrouvé les sources de toutes les infos mentionnées ici.
Le francique lorrain
Le département de la Moselle est un département très riche au niveau linguistique. Il est globalement traversé par une “frontière linguistique” du Nord-Ouest au Sud-Est qui sépare au sud un dialecte Roman (i.e. francophone) avec au nord de cette frontière 4 dialectes germaniques : le francique luxembourgeois, le francique mosellan, le francique rhénan et l’Alsacien (bas-alémanique).
Je vous remets ici une petite carte qui vient de l’article “lorraine germanophone” chez Wikipedia:
On va surtout s’intéresser dans cet article au “platt” lorrain, ou francique lorrain c’est à dire aux patois germaniques de ce département. Si vous voulez écouter un peu de francique luxembourgeois, j’ai retrouvé une petite vidéo d’RTL Luxembourg qui date de 2011 et pour le francique rhénan, il y a l’émission Platt Bande sur Tele Mosaïk (la télé locale de Sarreguemines), et en voici un épisode.
Il y a globalement dans cette région de l’Europe ce qu’on appelle un continuum linguistique, une sorte de gradient de langues, qui va de l’Allemand au Néerlandais en passant par l’Alsacien, le Luxembourgeois et le Francique. Ces différentes langues sont séparées par des isoglosses, des lignes définissant une différence caractéristique entre deux langues voisines pour un même mot.
Voici le continuum linguistique qui nous intéresse ici (on se rend compte que ces dialectes couvrent un territoire beaucoup plus large que la moitié du département de la Moselle, source: Wikipedia)
Un exemple d’isoglosse est par exemple le passage du “das” en Allemand au “dat” en luxembourgeois pour l’article défini neutre (qui sépare aussi le francique rhénan du francique mosellan), ou encore l’isoglosse “op/of” (“sur” en français, “auf” en allemand) entre le francique mosellan et le luxembourgeois. Nos 3 variantes du francique sont séparées par ces isoglosses.
français | francique luxembourgeois | francique mosellan | francique rhénan |
---|---|---|---|
femme | Fra | Froi | Frau |
gens | Leit | Léit | Litt |
vin blanc | Wäisswäin | Wéisswéin | Wisswinn |
avoir | hunn | hann | hònn ou hann |
être | sinn | sénn | sìnn |
parler | schwätzen | schwätzen | redden |
On notera tout de même quelques différences entre le luxembourgeois “standard” et le francique luxembourgeois, notamment une règle du N différente de l’originale et pratiquée dans des villages au Sud et à l’Ouest de Thionville. A priori ces dialectes sont de moins en moins pratiqués. Je n’ai pas trouvé de statistique récente, mais on peut se faire une idée générale de cette tendance via des statistiques un peu plus anciennes entre 1960 et 2000 (source: Wikipedia)
La variante du francique qui a l’air de survivre le mieux semble être le francique rhénan. D’après ce que j’ai pu lire, il y a de nombreux facteurs qui conduisent à la survie ou à l’extinction d’une langue, comme par exemple l’enseignement de la langue, l’existence de médias dans cette langue, l’image ou le déficit d’image au sein de la population. Après la 2e guerre mondiale, l’allemand n’avait pas trop la cote dans la région et le français avait une meilleure image que le patois local. La presse écrite y était encore réalisée en allemand, via le fameux “France-Journal”, l’édition du Républicain lorrain en allemand “standard”, qui a cessé de paraître dans les années 80.
Il y a eu bien entendu toute une série d’initiatives pour protéger le francique via des associations comme “Wéi laang nach?” (qui sont aussi actifs sur leur page “Fratzbuch”) ou “Gau un Griis”. Le francique bénéficie d’une orthographie officielle depuis 2004: Charte de la graphie harmonisée des parlers franciques -Platt- de la Moselle germanophone. Si l’Éducation Nationale a mis apparemment du temps avant de comprendre que le francique était une langue différente de l’allemand, le francique est enseigné au lycée via les cours de LCR “langue et culture régionale”. Actuellement l’enseignement de LCR est disponible dans 9 lycées en Moselle et seulement un collège enseigne le luxembourgeois, celui de Sierck-les-Bains. La construction d’un collège franco-luxembourgeois sur le site de Micheville (près d’Esch-sur-Alzette) serait à l’étude au niveau du département de la Moselle.
Toponymie
Un autre élément que je trouve intéressant sur ce sujet est celui de la toponymie, globalement l’origine des noms de lieux dans la région. Certains noms de lieux, villages, villes ont gardé leur origine bien visible, d’autres ont été adaptés en fonction de l’envahisseur du moment du pays auquel la région était rattachée. Si on prend l’exemple de l’ancienne commune de Basse-Yutz, celle-ci s’est appelée Nieder-Jeutz en Allemand et Nidder-Jäiz en francique. On retrouve les traductions de certaines communes en francique sur les panneaux d’entrée de ville près de la frontière luxembourgeoise. Par exemple “Hettange-Grande” se traduit “Grouss-Hettengen” en francique.
J’ai même habité pendant mon enfance dans un coin qui était surnommé le “Kittsack”, le cul-de-sac en francique (car desservi par une seule route).
On retrouve aussi certains motifs dans les noms de communes dans la région, comme par exemple les communes qui se terminent avec le suffixe “-ange”. Ce suffixe a différentes variantes “-ing”, “-ingen”, “-éng”, “-éngen” et signifierait “domaine”. “Ing” serait le diminutif de “Ingebäude” une construction à l’intérieure d’une enceinte. J’avais trouvé une très chouette carte d’Europe montrant la répartition géographique de toutes les localités ayant un nom se terminant de la sorte, mais je ne la retrouve malheureusement plus. On voyait clairement que leur distribution se fait au delà des frontières, en Moselle mais aussi au Luxembourg, en Allemagne, en Belgique, en tout cas dans une bonne partie de la zone où le francique est ou a été pratiqué. Dans les toponymies amusantes, on retrouve aussi Thionville, littéralement la cour (de ferme) teutonne, Audun-le-Tiche et Audun-le-Roman de chaque côté de la frontière linguistique, ou encore dans les cours d’eau, la Nied française et la Nied allemande pour les mêmes raisons.
Le francique n’est pas mort !
Le francique est encore un peu pratiqué dans le département de la Moselle, mais surtout le français local est largement influencé par ses voisins luxembourgeois et allemands ainsi que par le patois roman aujourd’hui disparu. Si en luxembourgeois on rencontre de nombreux verbes qui viennent du français et qui ont récupéré la terminaison en “-en” à l’infinitif, par exemple : inviter devient invitéieren, l’inverse est vrai aussi, on trouve des verbes d’origine germanique qui sont d’usage courant en Moselle, par exemple rutschen (glisser) devient routscher. Au niveau syntaxique, cette influence se fait aussi sentir, comme le montre l’exemple suivant. Les expressions en français mosellan semblent être une traduction littérale du luxembourgeois. On peut sûrement parler ici de contact des langues, mais probablement pas de créolisation vu qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle langue à part entière1
Luxembourgeois | français mosellan | français standard |
---|---|---|
De Gérard | Le Gérard | Gérard |
Maach d’Luucht aus | Ferme la lumière | Éteins la lumière |
Kënns de mat? | tu viens avec? | Tu viens avec moi? |
Ech hunn de Kapp wéi | J’ai mal la tête | J’ai mal à la tête |
Pour aller un peu plus loin, on s’est posé la question avec mes parents du vocabulaire d’origine germanique qu’on utilise ou qu’on est capable de comprendre lorsqu’intégré dans une conversation en français. On vous a pondu une petite liste de mots et d’expressions et j’ai essayé de retrouver l’équivalent en luxembourgeois lorsque c’était possible. On remarque que certains emprunts viennent directement de l’allemand, sans passer par le luxembourgeois ; il faudrait certainement creuser un peu plus pour différencier les emprunts au luxembourgeois de ceux à l’allemand. Le niveau de langue est souvent familier. C’est bien entendu à prendre avec des pincettes, nous ne sommes pas des pros :)
français mosellan | Français | Luxembourgeois |
---|---|---|
altmodisch | vieux jeu | almoudesch |
Babbel (la) | la pipelette | Babbel |
Boulibatsch (la) | la boue | Bulli |
Bux (la) | culotte, pantalon | Box |
ça get’s? ça get’s mol? | ça va? | wéi geet et? |
ça tire | il fait froid / courant d’air | et zitt |
Dabo | abruti | Dabo |
entre-midi | Entre 12h et 14h, traduction littérale du francique “zwéschen métdach” | Mëtteg |
faire bleu / bleuter | être absent | |
Foehn (le) | le sèche-cheveux | Fön |
Foutsch / Foutschi (faire) | perdre | |
Fratz (la) | le visage | |
Geiss (la) | la chèvre | Geess |
Gummi (le) | le caoutchouc | Gummi |
Guns (la) | l’oie | Gäns |
Halt! | Arrête! | Hal op! |
Hanswurst | clown, guignol | |
Hex (la) | la sorcière (souvent imagé et péjoratif) | Hex |
Kaffeeklatsch (le) | réunion café-gâteaux des commères | |
Kaffi (le) | café | Kaffi |
Kaputt | cassé | futti |
Katz (le) | le chat | Kaz |
kipper | basculer | kippen |
Klatz (le) | le chauve, la calvitie | Klatz (la boule) |
Knall (avoir un) | avoir un grain | |
knatsch | mou | knätscheg |
Komm | viens | komm |
kotzer | vomir / tousser | katzen |
kouatscher | bavarder | quatschen |
Kwatsch! | n’importe quoi! | Quatsch! |
Lutsch (la) | la sucette / tétine | Lutsch |
Monni (le) | l’oncle | Monni |
Non di Katz normol | Non d’un chat | Nondikass |
Oma (la) | la grand-mère | Bomi |
Opa (le) | le grand-père | Bopi |
quatscheraille (la) | des bêtises | |
Quetsche (la) | fruit, insulte | Quetsch |
Raoudi (le) | le garnement | Raudi |
ratscher | rapporter / dénoncer | |
Ratz (le) | un jeune | Rotzbouf |
Raus! | sors! | Eraus |
routscher | glisser | rutschen |
Schlag (une) | une baffe | Schlag |
schlaguer | poser violemment | |
Schlappe (la) | la pantoufle | Schlapp |
schlass | mou, fatigué | midd |
Schluck (tu bois un schluck) | la gorgée | Schlupp |
Schmecker (ça schmeckt gut) | avoir bon goût / sentir | schmaachen |
Schmer (fumer une) | les cigarettes | Zigarette |
schmirer | barbouiller | (Schmier) |
Schmireraï | le barbouillage | |
Schnabbel (la) | le clapet / la pipelette | Schnabbel |
schnaïller | couper | schneiden |
Schnaps | alcool fort | Schnapps |
Schneck (le) | l’escargot | Schleeck |
Schnell | vite! | Séier |
Schness | la gueule | Schnëss |
Schnitz (le) | le couteau | |
Schnouffe (avoir la) | (avoir la) goutte au nez | Schnoffelen |
Schnudel (la) | la morve | Schnuddel |
schön (regarde comme c’est schön!) | beau | schéin |
Schpatz (le) | le moineau | Spatz |
Schrecklich | terrible | Schrécklech |
Schrott (la) | ferraille | Schrott |
schroupper (je schrouppe) | passer le balais brosse | schruppen |
schtarff | baraqué | |
Schtiff (le) | le stagiaire / l’assistant? | |
Schtrack | en état d’ivresse | |
Schtroubeldich | décoiffé? (de Strubel dich, taquiner) | |
Schutt (le) | la décharge | |
Schwartz (travailler au) | travailler au noir | Schwaarz |
Schweinerei | cochonnerie | Schwengerei |
Speck (le) | le lard, le gras | Speck |
Spitzbub (le) | enfant malicieux | Spëtzbouf |
Spritz (des) | petits gâteaux traditionnels | |
spritzer | pulvériser | sprëtzen |
Spull (la) | l’éponge pour faire la vaisselle | |
Stempel (le) | le tampon | Stempel |
Stengel (le) | un bâton | Bengel |
Stinker (ça stink) | puer | sténken |
Stuck (le) | un morceau | Stéck |
Tommel (avoir le) | un coup de folie, le vertige | Tommel (aner Meenung?) |
Train huit | le grand huit | Achterbunn |
Trinkgelt | le pourboire | Drénkgeld |
Tschüss | salut, ciao | Äddi |
Weck! | dégage! | |
wecker | évacuer | |
Werschtatt | atelier | |
Witz (la) | la blague | Witz |
Wurscht (la) | la saucisse | Wurscht |
Un vocabulaire d’une centaine de mots, ce n’est pas beaucoup mais ça constitue une forme de “vestige” linguistique.
Voici un petit exemple d’emploi de ce genre de mots dans un texte en français, issu du “Guide de conversation du platt lorrain de poche” de chez Assimil :
“Le boumleur était chtrak, tellement il avait bu de chloucs de schnaps. Ce jour-là, il avait beaucoup plu, […] ça chpritzait de partout. Quand le boumleur s’est levé, il a routché et il est tombé dans la boulibatch. Après il chmaquait pas bon, […] il faisait une drôle de chnesse. Il avait une beuille sur le front, un vrai knall. Comme je revenais de chez le boulanger, où j’avais acheté une paire de chnèques et un pain pour mon frichtique, je lui en ai donné un chtuque. Il m’a remercié, a chnoupfé un peu et m’a demandé si je n’avais pas encore un peu de tringuelt pour lui ou un coup de chnique. Je lui ai dit que là, il faisait tout foutche et qu’il ferait mieux d’aller au chlof. […]”
Bouquins
J’ai trouvé le bouquin de Daniel Laumesfeld “La Lorraine francique, culture mosaïque et dissidence linguistique” super intéressant. Il a été écrit dans les années 70-80 et ne cache pas son militantisme pour la sauvegarde de la langue francique et de sa culture tout en étant résolument progressiste et en ayant une position anti-nationaliste (apparemment il y a pu y avoir dans les années 70s des mouvements pour le rattachement de Thionville et de ses environs au Luxembourg, ce qui maintenant peut faire sourire).
Je me souviens d’une anecdote qui m’a marqué : le francique était la langue parlée au fond des mines de Moselle, quelle que soit l’origine des gens qui y travaillaient.
Daniel Laumesfeld a aussi écrit de la poésie en francique. Celle-ci semble écrite via l’orthographe luxembourgeoise de 1976. En voici un exemple:
Bauernklage
O ech aarme lotrénger Hond
Ënnen am laach, am déischt’re Grond
Hun ech geschaft mat schwees a Plo,
An Emmer ouni Streid a Klo
Zwanzeg Joer laang op d’Karlzütt gaang,
Haut sin ech midd, d’Zâit as vergaang,
D’Karlzütt as doud, d’Broscht deet mir wéi,
Haut hun ech guer keng Aarbecht méi.
O ech aarme lotrénger Hond
Se wëssen all, ech hale mäi Mond
Mä d’Atoomzentral mir net gefällt
Eis Kanner brauchen eng aner Welt.
— Daniel Laumesfeld
in “Récits, chansons et poèmes franciques”, L’Harmattan, 2005.
Pour les luxembourgeophones, le poème est inspiré d’une chanson traditionnelle “O, Ich armer Lothringer Bur” et la “Karlzütt” est l’ancien haut-fourneau de Thionville.
En conclusion
Personnellement, je ne me rappelle pas avoir fréquenté de personne parlant le platt (j’ai peut-être croisé des personnes âgées dans le voisinage ou les parents d’amis qui habitaient la région de Sierck). Je ne suis pas nostalgique d’une époque que je n’ai pas connu. Je constate juste que les langues ne sont pas figées et que dans les zones frontalières leurs évolutions sont sympathiques à observer.
Quand en France on parle de langue régionale, on pense surtout au Breton, au Corse, à l’Alsacien, alors qu’il y en a plein d’autres avec tout un patrimoine à préserver. Dans la région, l’essor de la langue luxembourgeoise peut donner envie de comprendre ce qui s’est passé de l’autre côté de la frontière.
- ^ la référence était là juste pour caler le mot créolisation que je trouve assez cool :)